Vivre sous l'occupation
- Le 15/07/2021
- Dans Extraits de récits
A Paris, c’était l’occupation. Les panneaux pour indiquer les services officiels, partout, surtout dans le centre de Paris vers l’opéra, avaient été doublés en allemand. Dans le 15e, près de chez mes parents, on ne voyait jamais d’Allemands et d’une manière générale, on ne les voyait pratiquement pas dans les quartiers, ils circulaient très peu en dehors des bâtiments officiels. Ils étaient dans le centre, fréquentaient les boites de nuit, les grandes salles de spectacles, les ministères...
Pendant la guerre, le peuple français a été un peuple soumis, complètement démoralisé par le désastre de 40 et les quatre années d’occupation. C’était la première fois qu’il y avait une armée d’occupation et on ne se rend pas compte, mais quatre années, c’est long ! C’est une période qui a bouleversé la vie de tous les Français. On s’habitue mais vivre sous le joug d’une armée d’occupation n’est pas un destin noble. C’est un traumatisme du point de vue patriotique. La France d’après n’était plus la même que celle d’avant, dans l’esprit et dans la culture des Français. Avant 40, les Français en général étaient patriotes, voire chauvins : ils avaient tout inventés, les meilleurs artistes étaient français, etc. Il y avait un chauvinisme assez général qui à mon avis a disparu depuis. Ce n’était plus le même pays. On était obligés de vivre sous cette tutelle, sous ce danger permanent, en peuple soumis. Le principal des conversations tournait sur la difficulté de vivre chaque jour, les problèmes de ravitaillement en tout, dans toutes les matières, le rationnement, l’absence de voiture… Pour communiquer, il fallait faire la queue à la Poste pour pouvoir appeler d’une cabine téléphonique (presque personne n’avait le téléphone à l’époque) ou alors on utilisait des pneumatiques (petites feuilles sur laquelle on mettait son message), il y avait un réseau pneumatique dans tout Paris, ça mettait une demi-journée.
Petit à petit, on a su qu’il y avait des résistants. On voyait des affiches pour dire que des otages allaient être fusillés suite à l’assassinat d’un officier allemand par des personnes de la résistance. On n’en parlait pas au début, c’est venu au fur et à mesure des années. Mais on parlait le moins possible ! Personnellement, je n’ai jamais été tenté par la résistance. Je ne voulais pas y aller car je n’avais aucune confiance en moi. Me connaissant, je me disais que si j’entrais dans la résistance, s’il y avait le moindre accrochage, le moindre interrogatoire, je serais paniqué et représenterais plus un danger qu’une aide. Je n’étais pas fait pour ça, il faut être pragmatique. Néanmoins, il fallait vivre. A mon retour, j’ai cherché du travail et j’en ai trouvé en février 41 dans une usine de radios qui devait probablement travailler pour les Allemands. A l’époque, il n’y avait pas le choix. On prenait ce qu’on trouvait. J’habitais chez mes parents dans le 15e et j’allais travailler par le métro à Levallois. On ne rencontrait quasiment pas de militaires allemands dans le métro, surtout aux heures de pointe, ou alors seulement sur certaines lignes. Je croisais très peu d’Allemands dans la vie de tous les jours.
L’usine où je travaillais avait une cantine avec de grandes tables flanquées de bancs de bois de chaque côté. Dans une grande marmite, on nous servait, un repas composé de carottes, de rutabagas ou de quelques pommes de terre ; c’était très rustre comme nourriture. Dans les usines, un tel repas n’était pas exceptionnel. À l’époque, on a tiré la langue et on manquait beaucoup de vitamines. Ces quatre années de privations ont eu des conséquences sur la santé de beaucoup de personnes, et notamment pour ceux de mon âge qui étaient en pleine croissance et n’ont pas été nourris suffisamment.
La principale préoccupation de la majorité des gens, c’était d’avoir de quoi manger. Avec les restrictions, on ne trouvait pas grand chose. Il y avait des tickets de ravitaillement pour tout : la viande, le tissu, les matières grasses, les métaux, etc. La boutique ne donnait qu’en fonction des tickets qu’on lui présentait : tickets femmes enceintes, les tickets J1 (de la naissance à 2 ou 3 ans), J2 ou J3 suivant l’âge pour les jeunes, ou encore les tickets T pour les travailleurs de force, etc. La quantité était limitée et variait selon les tickets.
Celles qui faisaient la cuisine se tracassaient tous les jours pour savoir ce qu’elles allaient bien pouvoir faire. On a vu fleurir les rutabagas, les betteraves à vaches, etc. Les gens se débrouillaient comme ils pouvaient. On ne pense qu’à se recroqueviller chez soi en temps de guerre. Pendant ces rudes années où on souffrait de la faim et du froid, on s’arrangeait avec les amis, les voisins, les commerçants. « Demain matin, distribution de pommes de terre », dès que le couvre-feu était levé, au petit matin, la queue commençait. On allait chercher les tickets à l’administration, à la mairie. D’ailleurs, mon père qui voulait travailler un petit peu, s’était fait embaucher au service de distribution des tickets. On faisait tout ce qu’on pouvait pour tricher et se nourrir. En tant que dessinateurs, nous avions de très bons outils à l’usine. Nous prenions des tickets de pain de 25 grammes et grattions le 25. Puis nous tracions à l’aide d’une loupe pour être très précis, un T. Le ticket T était réservé aux travailleurs de force et valait 250 grammes. Il était facile à reproduire pour un dessinateur bien outillé mais c’était quand même un travail d’orfèvre. C’était bien fait et ça marchait. A l’époque, tout était dessiné.
Pendant l’occupation, j’avais eu comme principe d’avoir le moins affaire aux Allemands, dans la mesure du possible, ne pas se faire remarquer. En 1942, le chef du personnel de la société m’a convoqué ainsi que d’autres jeunes, pour nous dire que l’armée allemande préparait la mobilisation massive des jeunes français pour aller travailler en Allemagne, le STO. Il a ajouté que les premiers à partir seront ceux qui ont un métier technique, comme par exemple dessinateur industriel. A priori, je faisais donc partie de ce premier lot. Il a également précisé que les célibataires partiraient en priorité, les mariés ensuite et les chargés de famille en dernier. Les premiers travailleurs STO sont effectivement partis en février 43. J’ai alors dit au chef du personnel d’indiquer que j’étais « marié » en lui précisant que je le serai dans la semaine. Je me suis marié en quatrième vitesse mais j’avais bien sûr quelqu’un sous la main ! Je suis aussitôt rentré à Versailles où une amie habitait. « Il faut qu’on se marie de toute urgence » lui ai-je dit. Mon beau-père a plaisanté : « on n’a même pas le temps de repasser sa chemise ! ». Mon amie était d’accord bien sûr et ne demandait que ça. Ma mère trouvait évidemment qu’elle n’était pas assez bien pour moi parce que c’était une vulgaire modiste, elle avait d’autres ambitions. Mais elle a très bien compris qu’elle ne pouvait pas s’opposer au mariage sinon je risquais de partir en Allemagne.
Nous nous sommes mariés rapidement ce qui était un tour de force à l’époque. Ma femme s’est débrouillée pour trouver du tissu pour sa robe et, comme elle était modiste, c’est elle qui s’est fait sa tenue de mariée. Elle voulait absolument, comme toutes les jeunes filles de l’époque, faire un « beau mariage » même si c’était la guerre, avec une belle robe, et l’église par tradition avec les grandes orgues. Et nous y sommes parvenus ! Nous avions dit à nos parents : « débrouillez-vous pour faire un repas de noce ». Ses parents et les miens ont cherché un peu partout des combines pour trouver de quoi faire un repas un peu festif. Mon beau-père était comptable chez Truffaut, et a trouvé des haricots et des pommes de terre de semence… Chacun a trouvé quelque chose pour faire un repas ressemblant à celui d’une noce. Les bans ont été publiés pendant les fêtes de Noël et le mariage a eu lieu le 2 janvier à la mairie et le 4 à l’église. Nous avons même fait un voyage de noces de trois ou quatre jours dans un hôtel à Domfront en Normandie où nous sommes allés en train. Un homme de l’hôtel nous attendait à la gare avec sa brouette pour emmener la valise. C’était l’occupation et tout était à l’avenant, mais au moins à la campagne, on mangeait mieux qu’à Paris ! […]