ecrivainpublic78®

Extraits de récits

Un moment de leur histoire, un livre d'Histoire....

  • Jeunesse à Haïti

    Mon père avait été en Haïti avant ma mère pour prendre ses marques dans l’entreprise et organiser notre arrivée. Il avait sa propre maison avec une cuisinière, et nous n’habitions pas près des grands-parents. Quand il a fait venir ma mère, la maison était au plus haut de Port-au-Prince. Il voulait que ma mère ait le plus d’air possible, la ville basse étant plus étouffante. La bourgeoisie européenne habitait en haut car il y faisait plus frais. Mais derrière la maison, il n’y avait rien du tout, c’était la forêt, le maquis, une réserve d’insectes (araignées, scorpions, etc.). Par ailleurs, pour arriver à la maison, les rues n’étaient pas goudronnées et quand il y avait une pluie d’orage, il était difficile de rentrer dans son garage. Mes parents n’ont pas conservé cette maison et en ont pris une autre dans un quartier où la route était tout juste goudronnée et qui était plus grande avec une cuisinière et un jardinier. La maison avait un bassin, sorte de petite piscine en béton, et un jardin. Puis nous avons déménagé à nouveau pour une maison plus petite avec juste une cuisinière et pratiquement pas de jardin, certainement pour une raison financière. Mon père était comptable et ne menait pas grand train.

    Ma mère n’était pas heureuse d’aller vivre à Port-au-Prince et y est allée à reculons, mais elle n’avait pas le choix. J’avais sept ans à notre arrivée. Mes parents m’ont inscrit dans une institution religieuse. Il n’y avait pas beaucoup de choix : soit un lycée protestant à la mauvaise réputation, soit un catholique, St Louis de Gonzague, à Port-au-Prince tenu par les frères de l’instruction chrétienne en soutane. [...] J’ai étudié de la classe de septième à la première dans l’institution. Dans la colonie française et dans la famille de mon père, il n‘y avait pas d’enfant de mon âge. Mes seuls copains étaient à l’école, tous Haïtiens et parlant créole. Je l’avais appris et le parlais à l’école où c‘était pourtant interdit. Mais, passé la porte de l’école, je n’avais plus d’amis. Je n’ai jamais connu les parents de mes copains et mes parents ne les connaissaient pas non plus. Mon père n’était pas raciste, étant Guadeloupéen de naissance, lui-même issu d’une famille métisse. Ma mère issue d’une famille du nord, blonde aux yeux bleus, avec son caractère distant et timide, n’avait aucune relation avec les gens du pays. Il n’y avait pas de relations entre Européens et Haïtiens ; nous étions des étrangers là-bas. J’étais le blanc français.

    Pour les Haïtiens, il y avait deux catégories de blancs : blanc américain ou blanc français. Les Français n’avaient pas de relation avec la population américaine. La République d’Haïti avait dû faire un emprunt aux États-Unis et des soldats américains étaient présents certainement pour garantir cet emprunt. Ils coiffaient la police, l’industrie, la gendarmerie, l’armée. Haïti était sous la coupe des Américains. C’était pourtant une ancienne colonie française jusqu’en 1804, date à laquelle les esclaves se sont révoltés (ça s’appelait Saint Domingue à l’époque) et ont chassé les Français de la partie ouest de l’île. L’autre côté de l’île était exploité par les Espagnols. La république ayant du mal à survivre a fait des emprunts aux Américains.

    Mon père avait sa voiture, comme toute personne de la petite bourgeoisie. J’allais le rejoindre l’après-midi dans son bureau et il me remontait tous les soirs. Le matin, je descendais à pieds (deux kilomètres environ). Nous habitions assez loin de la ville sur les hauteurs. Port-au-Prince a un port et est entouré de montagnes. Tous les Européens ont des domestiques noirs là-bas : cuisinière, jardinier… J‘ai gardé de cette époque le fait de n’avoir aucun préjugé de couleur : noir, lait ou métis, pour moi c’est pareil. Je disais toujours café au lait « avec plus ou moins de lait »… c’est pareil.

    A l’école, il y avait des pensionnaires et des demi-pensionnaires. Je n’étais ni pensionnaire ni demi-pensionnaire. Le midi, j’allais déjeuner chez des gens dans une petite maison non loin de l’école. J’avais droit au repas de midi : un bout de viande, du poulet comme viande principale, un légume, et surtout « pois et riz » (riz et haricots rouges) plat national parfois agrémenté de champignons noirs. [...] Dans l’institution, il n’y avait pas d’uniforme. Mais pour aller à la messe, il fallait avoir un costume, une cravate et une casquette du dimanche. Ma mère n’a jamais voulu que je mette la cravate car elle trouvait que c’était ridicule dans un pays chaud de mettre une cravate, Haïti est un pays tropical. Comme l’institution était catholique, nous avions donc des cours d’Histoire Sainte, des prières tous les jours et la messe obligatoire le dimanche. En Haïti, les gens sont très croyants et allaient beaucoup à l’église. Mes parents étaient catholiques mais pas pratiquants, ma mère ne mettait jamais les pieds à l’église mais comme c’était la tradition, j’avais été baptisé. Elle m’envoyait à la messe quand c’était obligé mais n’y allait jamais. Quand j’ai quitté Haïti en 1933, j’étais tellement saturé de religion catholique que je n’ai jamais pu ni voulu mettre les pieds dans une église. Je subissais ces rites, il fallait y passer, j’y étais obligé : prières, messes, sacrements, la confession (je ne savais jamais quoi dire), j’ai toujours pris ça comme un rite obligatoire et l’Histoire Sainte comme les Contes des mille et une nuit. Le jour où je n’ai plus eu l’obligation de m’y plier, j’ai tout oublié. Pour moi, la messe c’était interminable, je n’attendais qu’une chose, c’est que ça finisse ! Je n’ai pas conscience d’avoir eu un jour la foi. C’était ailleurs, ça ne me concernait pas. Plus tard, je me suis marié à l’église parce que c’était la tradition et que ma femme voulait la sortie de l’église avec la belle tenue. Elle n’était pas pratiquante mais voulait la tradition, tout comme elle a voulu que les enfants fassent leur cathé chez monsieur l’abbé par tradition.

    Comme j’étais toujours tout seul, je lisais beaucoup. J’ai presque tout lu de Jules Verne. Le premier que j’ai lu, Les enfants du capitaine Grant m’a passionné, puis Vingt mille lieues sous les mers, Le tour du monde en quatre-vingts jours. Il y a beaucoup de personnages de Jules Verne qu’on retrouve dans d’autres épisodes, comme le capitaine Nemo qui intervient aussi dans Les enfants du capitaine Grant. J’étais passionné par cette littérature. Ensuite, j’ai lu beaucoup de sciences fictions de l’époque (ce qui n’a rien à voir avec maintenant !). A part la lecture, mon autre activité principale était le mécano découvert à Enghien et dont j’avais de nombreuses boîtes. Mon univers était peuplé d’automobiles, d’avions, de tout ce qui pouvait se monter et se démonter.

    Quand mes parents sortaient, j’avais le droit d’utiliser la radio de l’époque. Sur une table, il y avait des boites avec des tas de boutons, des batteries de 12 volts, des écouteurs ; c’était un monument ce poste radio ! Je tournicotais les boutons et la musique résonnait. Quand c’était du jazz, je continuais à tourner et je n’écoutais pas, mais quand j’attrapais une émission avec de la musique classique, j’aimais beaucoup ça. C’était des émissions américaines qui venaient de Floride. J’ai appris le piano à l’école. Le professeur de piano était un vieux bonhomme tout sec, religieux comme les autres, qui a essayé de m’apprendre les rudiments du piano et le solfège. Mais ce n’était pas lui qui faisait apprécier la musique. En revanche, lors de séjours en France à Paris pendant les vacances, j’ai reçu des leçons de piano d’un professeur, un jeune aveugle, et avec lui, j’ai « senti » la musique. Il était passionné et m’a fait comprendre la musique. C’est lors de ces deux séjours (un mois ou deux) que j’ai pris goût à pianoter. J’ai continué les leçons de piano jusqu’au bac, mais c’était chaotique.  

    C’est en Haïti également que j’ai découvert une de mes passions, les mots-croisés. La femme du jeune associé d’un oncle, avait proposé de m’emmener avec elle lors d’un voyage d’une centaine de kilomètres. Ce type de voyage durait la journée à Haïti car les routes étaient difficilement praticables, avec parfois des rivières à traverser, etc. Cette femme avait la réputation d’être « évaporée », c’est-à-dire d’avoir des mœurs légères. Mais dans la colonie française, c’était comme la province et les langues allaient bon train ! J’avais environ treize ans et j’étais très intimidé de voyager avec elle. Pour passer le temps, elle m’a passé un  journal avec des mots-croisés, jeux qui commençaient à l’époque. Ce voyage a éveillé une passion ! J’ai passé parfois des jours et des jours à trouver un mot.

    Pour m’apprendre un peu l’anglais, j'ai fait un séjour linguistique à La Jamaïque, colonie anglaise. Je devais avoir quatorze ans. Mes parents avaient trouvé des Jamaïcains chez lesquels je suis allé passer un mois de vacances. J’ai pris l’avion et c’était mon baptême de l’air. C’était d’ailleurs l’inauguration de la ligne d’hydravion amphibie qui faisait la liaison Port-au-Prince à Kingston. La famille avait deux garçons nettement plus jeunes que moi, qui allaient à l’école et n’étaient pas en vacances. Je les ai à peine vus et ils ne s’intéressaient pas beaucoup à moi car ils avaient leurs occupations. Pendant que les fils étaient à l’école, je discutais avec le jardinier, je me promenais et les parents m’ont fait faire un peu de tourisme. Ces vacances m’ont marqué car elles étaient très pittoresques à tous points de vue. Une chose par exemple, m’a beaucoup étonné, c’est qu’en Jamaïque, tous allaient se plonger dans les bassins (la piscine de l’époque) aussitôt après le déjeuner. J’avais toujours entendu ma mère dire que, quand on avait déjeuné, il ne fallait pas aller se baigner avant deux heures pour attendre que la digestion soit faite. Les Jamaïcains ne faisaient pas attention à ça, alors que ma mère était très à cheval dessus ! J’ai aussi découvert pour la première fois le cinéma en plein air, les drive-in.  On restait dans sa voiture pour regarder le film qui passait sur un grand écran. Un jour que nous revenions de ce drive-in, j’ai vu la mère de famille qui prenait une grande bassine qu’elle a remplie d’eau et elle est allée à la salle de bains. Là, elle a ouvert les robinets et de gros cafards (3 ou 4 cm !) sortaient dans tous les sens. Aussitôt, elle les a ramassés à pleines mains pour les noyer ! Même le trajet retour a été pittoresque car j’ai passé la nuit sur le pont du cargo qui nous ramenait de Kingston à Port-au-Prince, à la belle étoile, entouré de migrants.[...]

    Mes parents sortaient très rarement et peu d’amis venaient à la maison. Quand il y avait du monde chez nous, mon père aimait se mettre au piano. Il ne se faisait pas prier. Il jouait son morceau de bravoure, un prélude de Rachmaninov, qui m’a donné le goût de la musique harmonique. J’ai toujours aimé les compositions d’orchestre, les couleurs de l’orchestre, le piano avec beaucoup de notes. C’est Rachmaninov qui m’a fait aimer la musique classique ! Après son prélude, mon père passait automatiquement sur de la musique guadeloupéenne, haïtienne : rumba, biguine, meringué… Il avait du rythme, faisait danser les gens et aimait faire la fête. Ma mère elle, avait arrêté la musique, je ne l’ai jamais entendue chanter. Elle n’a jamais voulu chanter non plus devant les amis qui demandaient parce qu’ils savaient qu’elle avait eu un prix de conservatoire.

    Mon père était tout à fait l’opposé de ma mère. Il était très ouvert, très bon, gentil et aimait se déguiser. S’il fallait faire le père Noël, c’était lui ! Il ne demandait qu’à vivre. Il a tout fait pour rendre ma mère heureuse. Mon père adorait sa femme et était en admiration devant elle. Elle était repliée sur elle-même, très réservée. Elle n’avait pas d’amies et ne se liait pas.  Elle ne fréquentait pas les Haïtiens et la famille lui tournait le dos. Mon père a fait tout ce qu’il a pu pour la rendre heureuse mais c’était difficile. Ma mère n’était pas très affectueuse ni démonstrative. Elle n’était pas heureuse. Je n’ai pas de souvenirs de gestes affectueux de sa part. Aucun. Les seuls souvenirs que j’ai d’elle en tant qu’enfant sont des colères, des réprimandes et des instructions : « il faut faire ça, il faut faire ci…. ». Ma mère avait très peu d’activités et vivait repliée sur elle-même. Elle disait ce qu’il fallait manger, donnait les instructions aux domestiques, notamment quand il fallait utiliser les produits européens. Je ne me rends pas compte de ce qu’elle pouvait faire la journée.

    Mon père faisait la comptabilité de la Maison de café. Il allait très souvent à Petit Goâve où était l’activité principale. C’est là qu’étaient les plantations de café, le séchage, la mise en sac. C’était un café assez fort et assez sucré, comme on le buvait à Haïti à l’époque. Mon père travaillait jusqu’à cinq heures le soir. C’était un père très ouvert, l’opposé de ma mère ; il était familier avec tout le monde, parlait volontiers au gens et s’entendait bien avec le monde. C’était un de ces hommes dont on dit souvent « il est trop gentil ». Au décès de mon grand-père des années plus tard, il y a eu des histoires d’héritage et mon père n’a certainement pas eu sa part comme il aurait dû. [...]

    Mes parents avaient très peu d’amis. Il y avait surtout des Suisses qui avaient quatre ou cinq filles plus jeunes que moi. C’était pratiquement les seuls Européens que mes parents fréquentaient. J’ai souvent été chez eux. Je jouais avec leurs filles qui étaient quasiment les seules enfants avec lesquelles j’ai jouées en Haïti.

    En Haïti, quand un bateau de guerre faisait escale, on mobilisait les bourgeois de Port-au-Prince pour recevoir les officiers. Un jour, le navire-école La Jeanne d’Arc, ancien croiseur cuirassier, s’était arrêté. Nous avions alors reçu à déjeuner le commandant de La Jeanne d’Arc, Ce commandant allait devenir un personnage historique. De commandant Darlan, il est devenu l’amiral Darlan, chef du premier gouvernement de Pétain, puis gouverneur d’Algérie. Il a été assassiné en 42.

    Avec mon père, nous avions des discussions pratiques sur la vie quotidienne. Sur la voiture par exemple. Il était bon bricoleur. Dès qu’il bricolait, j’allais le voir et essayais de l’aider, de participer : démonter, remonter, améliorer, comprendre comment ça marche, j’adorais ça ! C’est également mon père qui m’a initié à la photo. J’ai eu mon premier appareil photo vers 12 ans. C’était une box comme on disait, un appareil qui était une simple boite carrée de 8 cm par 12 avec un film de six photos, format 6/9me. Il n’y avait qu’à appuyer sur le bouton pour prendre la photo. L’appareil était pliant : on l’ouvrait, le dépliait, ainsi que son petit viseur. J’ai suivi le perfectionnement des appareils au fur et à mesure des années, et j’ai dû changer dix ou vingt fois d’appareil ! Mon père a eu un Verascope qui permettait de prendre la photo avec deux viseurs, ce qui donnait de la profondeur et du relief à la photo quand on la regardait ensuite dans un appareil de visionnage. Beaucoup de photos ont été développées par mon père. Il n’était pas plus photographe qu’un autre mais à cette époque, on aimait bien avoir des souvenirs.

    J’ai conduit très tôt. Mon père m’avait appris ainsi que Wilfried, le chauffeur de mon grand-père. Je conduisais la Buick de mon grand-père, une grosse américaine, il n’y avait que ça là-bas. Les auto-écoles n’existaient pas à l’époque, on s’arrangeait. C’était très simple comme formation, tout comme l’examen. J’ai passé mon permis de conduire une première fois en Haïti en 1933, l’année de mes 16 ans. Mon père devait connaître plus ou moins le policier qui m’a fait passer l’examen. Il lui a dit que j’avais 16 ans, et le gars l’a cru. Il m’a fait faire deux ou trois manœuvres et ça suffisait. Mais ce permis n’était pas valable en France et j’ai dû le repasser dès que j’ai eu 18 ans.

  • Vivre sous l'occupation

    A Paris, c’était l’occupation. Les panneaux pour indiquer les services officiels, partout, surtout dans le centre de Paris vers l’opéra, avaient été doublés en allemand. Dans le 15e, près de chez mes parents, on ne voyait jamais d’Allemands et d’une manière générale, on ne les voyait pratiquement pas dans les quartiers, ils circulaient très peu en dehors des bâtiments officiels. Ils étaient dans le centre, fréquentaient les boites de nuit, les grandes salles de spectacles, les ministères... 

    Pendant la guerre, le peuple français a été un peuple soumis, complètement démoralisé par le désastre de 40 et les quatre années d’occupation. C’était la première fois qu’il y avait une armée d’occupation et on ne se rend pas compte, mais quatre années, c’est long ! C’est une période qui a bouleversé la vie de tous les Français. On s’habitue mais vivre sous le joug d’une armée d’occupation n’est pas un destin noble. C’est un traumatisme du point de vue patriotique. La France d’après n’était plus la même que celle d’avant, dans l’esprit et dans la culture des Français. Avant 40, les Français en général étaient patriotes, voire chauvins : ils avaient tout inventés, les meilleurs artistes étaient français, etc. Il y avait un chauvinisme assez général qui à mon avis a disparu depuis. Ce n’était plus le même pays. On était obligés de vivre sous cette tutelle, sous ce danger permanent, en peuple soumis. Le principal des conversations tournait sur la difficulté de vivre chaque jour, les problèmes de ravitaillement en tout, dans toutes les matières, le rationnement, l’absence de voiture… Pour communiquer, il fallait faire la queue à la Poste pour pouvoir appeler d’une cabine téléphonique (presque personne n’avait le téléphone à l’époque) ou alors on utilisait des pneumatiques (petites feuilles sur laquelle on mettait son message), il y avait un réseau pneumatique dans tout Paris, ça mettait une demi-journée.

    Petit à petit, on a su qu’il y avait des résistants. On voyait des affiches pour dire que des otages allaient être fusillés suite à l’assassinat d’un officier allemand par des personnes de la résistance. On n’en parlait pas au début, c’est venu au fur et à mesure des années. Mais on parlait le moins possible ! Personnellement, je n’ai jamais été tenté par la résistance. Je ne voulais pas y aller car je n’avais aucune confiance en moi. Me connaissant, je me disais que si j’entrais dans la résistance, s’il y avait le moindre accrochage, le moindre interrogatoire, je serais paniqué et représenterais plus un danger qu’une aide. Je n’étais pas fait pour ça, il faut être pragmatique. Néanmoins, il fallait vivre. A mon retour, j’ai cherché du travail et j’en ai trouvé en février 41 dans une usine de radios qui devait probablement travailler pour les Allemands. A l’époque, il n’y avait pas le choix. On prenait ce qu’on trouvait. J’habitais chez mes parents dans le 15e et j’allais travailler par le métro à Levallois. On ne rencontrait quasiment pas de militaires allemands dans le métro, surtout aux heures de pointe, ou alors seulement sur certaines lignes. Je croisais très peu d’Allemands dans la vie de tous les jours.

    L’usine où je travaillais avait une cantine avec de grandes tables flanquées de bancs de bois de chaque côté. Dans une grande marmite, on nous servait, un repas composé de carottes, de rutabagas ou de quelques pommes de terre ; c’était très rustre comme nourriture. Dans les usines, un tel repas n’était pas exceptionnel. À l’époque, on a tiré la langue et on manquait beaucoup de vitamines. Ces quatre années de privations ont eu des conséquences sur la santé de beaucoup de personnes, et notamment pour ceux de mon âge qui étaient en pleine croissance et n’ont pas été nourris suffisamment.

    La principale préoccupation de la majorité des gens, c’était d’avoir de quoi manger. Avec les restrictions, on ne trouvait pas grand chose. Il y avait des tickets de ravitaillement pour tout : la viande, le tissu, les matières grasses, les métaux, etc. La boutique ne donnait qu’en fonction des tickets qu’on lui présentait : tickets femmes enceintes, les tickets J1 (de la naissance à 2 ou 3 ans), J2 ou J3 suivant l’âge pour les jeunes, ou encore les tickets T pour les travailleurs de force, etc. La quantité était limitée et variait selon les tickets.

    Celles qui faisaient la cuisine se tracassaient tous les jours pour savoir ce qu’elles allaient bien pouvoir faire. On a vu fleurir les rutabagas, les betteraves à vaches, etc. Les gens se débrouillaient comme ils pouvaient. On ne pense qu’à se recroqueviller chez soi en temps de guerre. Pendant ces rudes années où on souffrait de la faim et du froid, on s’arrangeait avec les amis, les voisins, les commerçants. « Demain matin, distribution de pommes de terre », dès que le couvre-feu était levé, au petit matin, la queue commençait. On allait chercher les tickets à l’administration, à la mairie. D’ailleurs, mon père qui voulait travailler un petit peu, s’était fait embaucher au service de distribution des tickets. On faisait tout ce qu’on pouvait pour tricher et se nourrir. En tant que dessinateurs, nous avions de très bons outils à l’usine. Nous prenions des tickets de pain de 25 grammes et grattions le 25. Puis nous tracions à l’aide d’une loupe pour être très précis, un T. Le ticket T était réservé aux travailleurs de force et valait 250 grammes. Il était facile à reproduire pour un dessinateur bien outillé mais c’était quand même un travail d’orfèvre. C’était bien fait et ça marchait. A l’époque, tout était dessiné.

    Pendant l’occupation, j’avais eu comme principe d’avoir le moins affaire aux Allemands, dans la mesure du possible, ne pas se faire remarquer. En 1942, le chef du personnel de la société m’a convoqué ainsi que d’autres jeunes, pour nous dire que l’armée allemande préparait la mobilisation massive des jeunes français pour aller travailler en Allemagne, le STO. Il  a ajouté que les premiers à partir seront ceux qui ont un métier technique, comme par exemple dessinateur industriel. A priori, je faisais donc partie de ce premier lot. Il a également précisé que les célibataires partiraient en priorité, les mariés ensuite et les chargés de famille en dernier. Les premiers travailleurs STO sont effectivement partis en février 43. J’ai alors dit au chef du personnel d’indiquer que j’étais « marié » en lui précisant que je le serai dans la semaine. Je me suis marié en quatrième vitesse mais j’avais bien sûr quelqu’un sous la main ! Je suis aussitôt rentré à Versailles où une amie habitait. « Il faut qu’on se marie de toute urgence » lui ai-je dit. Mon beau-père a plaisanté : « on n’a même pas le temps de repasser sa chemise ! ». Mon amie était d’accord bien sûr et ne demandait que ça. Ma mère trouvait évidemment qu’elle n’était pas assez bien pour moi parce que c’était une vulgaire modiste, elle avait d’autres ambitions. Mais elle a très bien compris qu’elle ne pouvait pas s’opposer au mariage sinon je risquais de partir en Allemagne.

    Nous nous sommes mariés rapidement ce qui était un tour de force à l’époque. Ma femme s’est débrouillée pour trouver du tissu pour sa robe et, comme elle était modiste, c’est elle qui s’est fait sa tenue de mariée. Elle voulait absolument, comme toutes les jeunes filles de l’époque, faire un « beau mariage » même si c’était la guerre, avec une belle robe, et l’église par tradition avec les grandes orgues. Et nous y sommes parvenus ! Nous avions dit à nos parents : « débrouillez-vous pour faire un repas de noce ». Ses parents et les miens ont cherché un peu partout des combines pour trouver de quoi faire un repas un peu festif. Mon beau-père était comptable chez Truffaut, et a trouvé des haricots et des pommes de terre de semence… Chacun a trouvé quelque chose pour faire un repas ressemblant à celui d’une noce. Les bans ont été publiés pendant les fêtes de Noël et le mariage a eu lieu le 2 janvier à la mairie et le 4 à l’église. Nous avons même fait un voyage de noces de trois ou quatre jours dans un hôtel à Domfront en Normandie où nous sommes allés en train. Un homme de l’hôtel nous attendait à la gare avec sa brouette pour emmener la valise. C’était l’occupation et tout était à l’avenant, mais au moins à la campagne, on mangeait mieux qu’à Paris ! […]

  • De la débandade à la démobilisation

    Début juin 40, notre compagnie a été bombardée. J’ai vu ce jour-là ce qu’était la guerre ! Des avions passaient de temps en temps, ils allaient assez vite, on ne pouvait pas trop prévoir s’ils allaient attaquer ou pas. Seul le bruit symptomatique de la bombe qui tombait nous l’indiquait : les avions ne lâchaient pas les bombes de très haut, ils plongeaient sur leur cible et lâchaient leur bombe au dernier moment, ce qu’on appelait un bombardement en piqué. Le lancer était ainsi plus précis. C’était des stukas de la marque Junkers. Une fois qu’on entendait leur bruit très caractéristique, on avait beau courir, on ne savait pas où la bombe allait tomber. Je n’ai pu en éviter une. Au moment où cette bombe est tombée, je remplaçais au standard un copain qui était téléphoniste de midi à deux heures. Il s’agissait d’établir les communications avec des fiches ; suivant les demandes, on mettait la fiche dans un trou ou un autre. Tout à coup, j’ai entendu le bruit du Stuka, et avant d’avoir le temps de réaliser ce qui se passait, je me suis retrouvé par terre au milieu des gravas. C’était instantané ! Je me rappelle qu’il y a eu deux explosions. Était-ce deux avions ou deux bombes ? Le standard était tombé. Les carreaux étaient cassés mais les murs étaient intacts. J’avais des égratignures mais rien de grave. Je me suis relevé et suis sorti. Dehors, j’ai vu un soldat avec toutes ses tripes à l’air. Tout le monde courait dans tous les sens, c’était le branle-bas. Comme j’étais simple soldat, je n’avais pas de responsabilité, pas d’initiative à prendre. Je me suis retrouvé dans une voiture avec quatre autres gars. Les blessés légers comme moi étaient envoyés dans un hôpital au sud de Paris, vers la porte de Choisy. On allait se faire soigner à l’arrière car les Allemands avançaient.

    L’état-major s’est replié sur un domaine à Draveil pendant deux jours. Puis, les Allemands avançant toujours, nous avons dû nous replier à Orléans, une journée. Et ainsi de suite…. Nous déménagions presque tous les jours. L’état major était en voiture, et nous les simples soldats en autocar d’un confort très sommaire, avec notre barda. J’avais conservé mon petit appareil photo et j’ai pu prendre quatre ou cinq photos.

    C’était la débandade. Il n’y avait pas vraiment de front. Quand les Allemands ont envahi la France, il y a eu des résistances de ça et là, quelques combats, beaucoup de prisonniers, mais il n’y a pas eu vraiment de tactique, ni une stratégie. L’état-major était en retard d’une guerre et pensait être à l’abri avec la ligne Maginot mais les Allemands sont passés à côté. Le sentiment des soldats un peu partout, c’est que l’état-major était en dessous de tout : « ils se sont trompés de guerre ». Il n’y avait plus aucun respect pour les chefs ni pour l’état-major parmi les soldats.

    Tous les jours, notre unité reculait à mesure de l’avancée des Allemands. Il fallait constamment déménager, s’installer, repartir et se réinstaller… Tout au long de notre retraite, les officiers disparaissaient dans la nature, on ne savait pas où ils allaient, et on recueillait des bribes d’autres unités, trois ou quatre soldats qui ne savaient plus où aller. Les armées semblaient totalement désorganisées. De reculade en reculade, nous nous sommes retrouvés dans les Pyrénées, pas plus loin car après, c’était l’Espagne et Franco. Nous n’étions plus qu’une cinquantaine et il n’y avait plus d’officiers, juste quelques sous-officiers. Notre unité était devenue très hétéroclite, composée des rescapés d’autres unités récoltés dans la déroute. C’était la pagaille complète !

    La défaite a été très brutale et très rapide. La France était très mal préparée, il y avait eu beaucoup de grèves, de discussions dans les usines. L’armistice de 1940 a été signé par Pétain et la guerre s’est arrêtée. Sur la route, nous n’avions pas de nouvelles. L’appel du 18 juin du Général de Gaulle, nous ne l’avons pas entendu et personne ne nous en a parlé. D’ailleurs, nous ne savions pas qui était de Gaulle, nous n’en avions jamais entendu parler seulement bien plus tard. Il n’y avait pas de radio. Dans l’armée, nous n’avions des nouvelles que par le canal officiel. Nous n’étions au courant de pratiquement rien.

    Nous étions là dans les Pyrénées, dans la campagne près de Tarbes à Pouyastruc, sans savoir quoi faire. Nous étions seuls, entre nous, sans autre contact extérieur, toujours militaires, encore en uniformes plus ou moins corrects. Nous attendions les ordres et ne savions pas ce que le pays allait devenir, et nous avec. Allait-on être envoyés en Algérie, être démobilisés, prisonniers, etc. ? Nous ne savions rien et étions complètement perdus, « déroutés », c’était le cas de le dire. La plupart des hommes de troupe était des paysans qui ne pensaient qu’à une chose, c’était rentrer pour s’occuper de leurs moissons et de leurs bêtes.

    Nous vivions dans un grand bâtiment qui avait dû être un ancien collège, un ancien centre pour délinquants ou une communauté religieuse. Il y avait de grandes salles avec des lits, et une grande bande de lavabos métalliques avec des robinets. C’était très sommaire. L’armée ne nous oubliait pas complètement puisque nous recevions de quoi manger : des boules de pain de cinq kilos et des boites de pâtés, de sardines ou de corned beef (maïs bouilli avec de la viande).

    Nous ne savions pas trop quoi faire et nous occupions comme nous pouvions. Pour passer le temps, nous avons fait un peu de tourisme (Lourdes, les grottes de Bétharram…), et avons été nous embaucher trois ou quatre fois chez les paysans du coin qui ne demandaient pas mieux que d’avoir de la main d’œuvre : nous faisions les travaux des champs, les foins, la moisson, repiquage du maïs, fenaison,… ça nous occupait ! Il n’y avait pas de machine à l’époque, tout se faisait à la fourche et les bottes de moisson étaient assemblées à la main. Le service militaire m’avait obligé à me muscler un peu et je faisais mon maximum pour être comme les autres, mais j’étais dans les plus frêles. Chez les paysans, nous avions droit à un bon diner, de bonnes ratatouilles, les meilleures soupes aux choux de ma vie ! C’était formidable et ça changeait de l’ordinaire. C’est presque un bon souvenir ! C’était un moment très curieux : nous étions perdus puisque l’état-major avait disparu, nous ne savions pas ce que nous allions devenir, mais nous demeurions des soldats avec des restes d’uniformes et travaillions dans les champs, sous un beau soleil, en étant bien nourris. Mais nous attendions. Pendant tout mon service militaire, j’avais sur moi un tout petit appareil photo qui s’appelait le LJ lumière et qui pouvait faire huit photos en format de poche (toutes petites photos). Ce petit appareil m’a permis de prendre des photos pendant la déroute de 1940, tout le temps du recul de Chantilly aux Pyrénées.

    Puis un jour, début octobre, l’ordre est arrivé de regagner nos foyers. On nous a distribués des Ausweis, laissez-passer pour rentrer chez nous. Tous les hommes autour de moi retournaient dans leurs champs, avec leurs bêtes. La France était occupée et tous les jeunes comme moi, voulaient retourner chez eux, ils étaient inquiets pour leur ferme. Nous étions démobilisés et avions le choix entre rejoindre les restants de l’armée aux ordres de Pétain ou rentrer chez nous. J’ai décidé de rentrer, car je me disais que le salut ne viendrait que des Anglais ou des Américains et que rester dans l’armée ne servait à rien, qu’il fallait attendre des jours meilleurs.

    Le retour a duré trois jours. Tous les autobus de la STCRP (ancêtre de la RATP) s’étaient enfuis de Paris vers le midi à l’arrivée des Allemands. Avec l’armistice, ils devaient remonter à Paris pour reprendre le service et nous en avons profité. Nous avons fait d’abord un petit trajet en train en wagons de marchandises pour rejoindre les bus. C’étaient des bus avec une plate-forme à l’arrière et ils étaient quasi pleins. Les bus de l’époque n’allaient pas vite et nous avons fait des arrêts en route ; quand il y avait une rivière, nous nous arrêtions et allions nous tremper parce qu’il faisait très chaud. La nuit les plus débrouillards dormaient dans le bus. La première nuit, j’ai dormi sous le bus et la deuxième, dans le fossé dans l’herbe. Nous avions de quoi nous nourrir : des grosses boules de pain, des sardines, boites de « singe » (les conserves américaines de corned-beef). Quand le bus est arrivé à la ligne de démarcation entre la zone libre et occupée, un officier allemand est monté avec son ordonnance. Il était très jeune avec un uniforme rutilant, rasé de près, impeccable. Le contraste entre le vainqueur et les vaincus étaient saisissant ! Nous avions vraiment honte ! Il faut dire qu’on ne pouvait faire autrement avec les conditions des dernières semaines et du voyage retour en bus. C’était lamentable ! Nous n’étions pas lavés, ni rasés. Nous avions dû enlever tous les signes militaires qu’il y avait sur nos uniformes et il n’y avait plus de boutons sur nos vestes. Nous étions démobilisés, nous n’avions plus le droit d’être militaires. L’Allemand a demandé les papiers, les a vérifiés, et est ressorti sans rien dire de plus.

  • Jouer la montre

    Né en 1921, j’avais juste 18 ans au début de la guerre. Quand le STO a été instauré, les Allemands voulaient avant tout des spécialistes, ce que j’étais. J’ai donc été réquisitionné pour travailler dans une usine de locomotives, mais au bout de 9 mois, je me suis échappé. Je suis rentré en passant par Dantzig et la Belgique. Arrivé à la maison, j’ai dit que j’étais en permission car tout le monde était étonné de me voir, et il ne fallait pas éveiller les soupçons. Aussi, après 15 jours, il n’était plus prudent que je reste plus longtemps. J’ai donc été me cacher dans une ferme en Normandie.

    Dans la ferme, il y avait la fille des fermiers ; nous étions jeunes et c’était la guerre… On nous a donc mariés sinon ça allait « jaser » ! Mais après la guerre, nous avons divorcé. Je m’ennuyais à la ferme et très vite, j’ai pris le maquis. J’ai échappé deux fois à la mort. La première, j’étais avec des camarades dans la benne d’un camion et nous avons été canardés par les Allemands en nous enfuyant. Nous nous sommes cachés derrière le bastingage mais il y avait quand même des jours dans les planches de bois qui le formait. J’avais mis mes bras en croix sur ma tête autant pour me protéger du bruit que des impacts sur le camion. A un moment, j’ai senti une forte secousse sur mon poignet gauche, j’ai cru que j’étais touché. J’ai observé mon bras et j’ai découvert que ma montre était cassée, une balle avait ricoché en son centre, la brisant mais l’arrêtant. Sans ma montre, c’était ma tête qui aurait reçu la balle….. J’ai conservé cette montre toute ma vie, c’est une sorte de porte-bonheur !

    Vers la fin de la guerre, au moment de la débâcle, une dizaine de gars et moi, avons été pris par les Allemands du côté de Bois d’Arcy. Ils nous ont fait abattre des arbres pour gêner la progression des Américains. Puis comme ils n’avaient plus besoin de nous, ils nous ont mis dans une maison en nous disant que nous allions être fusillés dans quelques minutes. Ils préparaient le terrain quand des avions alliés ont commencé à sillonner le ciel et lâchaient des obus. Les Allemands se sont mis à l’abri délaissant un peu leur vigilance à notre égard. Avec un camarade, nous n’avons pas hésité… morts pour morts…. Nous nous sommes faufilés en dehors de la maison, faisant dos aux allemands qui surveillaient le ciel. Nous avons couru comme des fous ! Chacun sauvait sa peau, je ne sais pas ce que sont devenus les autres…

    A la fin de la guerre, avec une association de résistants de FFI, nous avons demandé la reconnaissance de notre courage envers la Nation. Mais l’État nous a répondu que c’était un choix privé que nous avions fait, et que nous n’étions pas des militaires pour réclamer des médailles. J’ai une médaille de l’association des anciens combattants mais pas d’honneur national. Nous avons même écrit à plusieurs présidents mais la réponse était toujours la même : "Si vous vouliez des médailles, il fallait vous engager dans l’armée !" Alors, j’ai déjà organisé mes obsèques, et il y aura le chant des partisans en hommage posthume ! Maigre consolation…

  • Oscar l'Alsacien

    Calé au fond de son fauteuil roulant, Oscar se balance d’avant en arrière par légères pressions des pieds sur le sol. Sa femme s’exaspère de ce mouvement incessant mais il n’écoute pas. Du haut de ses 90 ans, il parait détaché de toute contrainte ici-bas. Pourtant le poids des années semble tant peser sur sa tête qu’elle penche d’un côté, puis de l’autre. D’une voix lente et posée, il commence son récit ponctué par le grincement du fauteuil.

    « Au début de la guerre, j’ai été mobilisé par l’armée française comme tous les jeunes de mon âge. Au bout de quelques semaines, l’armée française a été mise en déroute. Nous étions encerclés par les allemands, et comme beaucoup d’autres, j’ai été fait prisonnier. Quand les allemands ont su que j’étais alsacien, ils se sont exclamés « mais vous êtes allemand ! ». Suivant cette logique, ils m’ont libéré et renvoyé dans mes foyers. Mais la guerre n’était pas finie. Le revers de la médaille vint quelques mois plus tard quand les allemands ont eu besoin de nouveaux soldats pour aller se battre sur le front russe. Comme moi, de nombreux alsaciens ont été enrôlés de force. Nous n’avions pas le choix sauf à mettre notre famille entière en péril. Je me suis donc plié à leurs exigences et suis parti combattre sur le front russe sous l’uniforme allemand. Mais cette guerre n'était pas la mienne et je me battai mollement, évitant au maximum les combats. Tout alsacien que j'étais, je ne me sentais pas allemand ! J’ai à nouveau été fait prisonnier mais par les anglais cette fois-ci.

    La fin de la guerre approchait. Lors du débarquement, il fallait des soldats en nombre. Les anglais m’ont alors dit : « Vous êtes alsacien ? Vous êtes donc français et non allemand ! Vous allez combattre à nos côtés. » J’ai donc été libéré…. pour finir la guerre en tant que « français ». Mais comme les anglais n’avaient pas d’uniforme français à me donner, j’ai dû porter un uniforme anglais.

    C'est peu banal mais j’ai fait la guerre sous trois uniformes ! ». Une lueur espiègle s'alluma dans ses yeux à cette évocation, puis un sourire amusé.

    Sa femme l’avait écouté avec beaucoup d’attention, sans l'interrompre. La voix vacillante d’émotion, elle conclut : « tu ne m’as jamais raconté ça ! ».

    Deux jours après, Oscar l’alsacien s’éteignait, comme si ce dernier récit inédit venait clôturer une vie bien remplie.  

  • Tes papiers sont faux ! Qui es-tu ?

    Mon père avait reçu une convocation en 41. Il s'y est rendu et a été arrêté. On ne savait pas encore à ce moment-là ; il ne s’est pas méfié. Il avait environ 39 ans. C’était une des premières rafles et, au début, ils ne prenaient que les hommes.  A la fin de la guerre, j’ai croisé une de mes connaissances qui m’a dit qu’il avait été prisonnier avec mon père. Après son arrestation, mon père avait été envoyé en Pologne. Tous venaient d’être libérés par les russes ; mon père, tout comme lui, allait rentrer ! Hélas, il n’est jamais arrivé.

    Ma mère l’a attendu tous les jours, elle a beaucoup pleuré de ne pas le voir arriver. Nous ne savions pas ce qui lui était arrivé. Longtemps après, la famille a voulu savoir ce qu’il était devenu. Nous avons été consulter les registres que les allemands tenaient à jour et où tout ce qui se passait était méthodiquement répertorié. C’est ainsi que nous avons appris que mon père avait bien été prisonnier mais qu’il avait été libéré par les russes avant d'être déplacé. Il avait survécu toutes ces années. Malheureusement, ils ont fait faire une longue marche aux anciens prisonniers et mon père, trop fatigué, est mort d’une fièvre et d’épuisement. Mais il était libre !

    Pendant la guerre, nous nous cachions à Paris avec ma mère et ma sœur. Nous avions dans l’immeuble un officier de police qui nous aidait et surtout qui nous prévenait quand il y allait avoir une rafle. Nous allions nous cacher. Cet homme nous a fourni de faux-papiers. Il avait francisé notre nom en changeant deux lettres. J’avais environ 15 ans et je travaillais un peu avec ma sœur.

    Un matin, dans le métro, j’ai vu arriver des hommes qui contrôlaient et interrogeaient les jeunes gens. J’ai ordonné à ma sœur de filer rapidement et de rentrer à la maison. Elle a pu s’enfuir mais pas moi. De loin, elle a assisté à mon arrestation. Très vite, les hommes m’ont dit que ma carte d’identité était fausse. Avec d’autres jeunes arrêtés comme moi, ils nous ont mis dans une camionnette. Les autres jeunes n’avaient pas l’air inquiet.

    Un des hommes qui m’avait arrêté est venu me voir à plusieurs reprises. Il me disait à chaque fois « ta carte est une fausse. Tu es qui ? Tu fais du marché noir ? Tu es juif ? Ce n’est pas ton vrai nom ? Comment tu t’appelles ? Pourquoi tu n'es pas au collège à cette heure ? ». Je lui répondais invariablement à chaque fois qu’il n’avait pas à me demander mon nom puisqu’ il le connaissait ; il était inscrit sur mes papiers qu’il avait en sa possession. Il me répétait alors que c’était des faux et je lui assurais que non. Il me redemandait inlassablement ce que je faisais et m'invitait à réfléchir encore. Il ajoutait qu’il savait que ma vie en dépendait et qu’il avait un fils de mon âge. Puis il repartait voir ses comparses. Il ne parlait pas aux autres jeunes, seulement à moi. 

    Au bout d’un moment, l’homme m’a dit : « on est bientôt arrivés, réfléchis bien, c’est ta dernière chance ! ». J’avais beau réfléchir, la situation me semblait inextricable : si j’avouais, je risquais gros et peut-être de mourir et si je n’avouais pas, semblable sort pouvait également m’attendre. J’étais mort dans tous les cas. Il n’y avait pas d’issue.

    Soudain l’homme est revenu vers voir et m’a chuchoté : « je t’ouvre le loquet. Au prochain arrêt, tu ouvres la porte, tu sautes du camion et tu files le plus vite possible ». J’étais pétrifié. Que devais-je faire ? Si je sautais, ils me tireraient sûrement dans le dos ? C’était peut-être un piège. Comment savoir si je pouvais lui faire confiance. Mais comme il avait plusieurs fois fait référence à son fils du même âge en me disant qu’il n’aurait pas voulu que son fils soit à ma place en ce moment, je décidais de me fier à mon instinct. Mort pour mort, il fallait essayer ! Je n’avais plus rien à perdre.

    Le camion a ralenti et je me suis dirigé discrètement vers la porte. Personne ne semblait faire attention à moi, les autres jeunes discutaient. A l'arrêt complet du véhicule, je poussai la porte qui s'ouvrit alors, j’en étais presque étonné. J'ai sauté et me suis mis à courir comme jamais… J’étais persuadé que j’allais recevoir une balle dans le dos… Il me semblait à chaque mouvement la sentir déjà pénétrer en moi.

    Dès que j’apercevais une porte cochère ouverte, je m’y glissai pour reprendre ma respiration et, après avoir sommairement vérifié les environs, je reprenais ma folle course à travers les rues de Paris qu’heureusement je connaissais très bien.

    Quand je suis arrivé chez moi, ma sœur était rentrée depuis longtemps et la nouvelle de mon arrestation avait terrassé tout le monde. Ma mère était désespérée, elle avait déjà perdu son mari…. J’ai été accueilli avec des torrents de larmes.

    Je n'oublierai jamais cet homme qui m’a laissé partir. Il m'a certainement sauvé la vie. Dans une époque où on ne pouvait faire confiance en personne, j'ai eu une chance inouïe de croiser sa route. Sans nul doute, c'était un homme bon.  

  • Une enfance au siècle dernier (1913-1920)

    Extraits du récit de Marthe C.

    [...] Quand la guerre de 1914 a débuté, mon père a rejoint son régiment d’infanterie à Autun. Il a disparu au début de juin 1916 au fort de Vaux à Verdun lors des grandes offensives de juin 1916 ; on ne l’a jamais retrouvé. Nous n’avons jamais su exactement quand ni comment il était mort car la bataille de Verdun a été très meurtrière [...] Il avait disparu avec des milliers d’autres. Chose curieuse sur le monument aux morts, il y a la liste des morts et, au-dessous, celle des disparus sur laquelle on peut lire son nom. Mais, mon père n’est pas compté dans les morts. J’en ai toujours été étonnée…[...] 

    Pendant la guerre, les économies ont fondu, il fallait bien vivre. Il n’y avait aucune allocation d’aucune sorte. On devait se débrouiller et la famille y aidait beaucoup. Tous étaient très solidaires. Les oncles et tantes de Lyon étaient très gentils pour Maman. Ma sœur et moi étions souvent habillées avec les affaires de deux cousines lointaines un peu plus âgées que nous. J’ai souvent eu les habits des autres, mais ça m’était égal, c’était comme ça !

    Après la guerre, ma mère a fait comme toutes les veuves de guerre. Elle et ses amies s’étaient toutes mariées à peu près à la même époque. Elles avaient eu leurs enfants en même temps et les pères étaient partis à la guerre. Ils avaient trente ans et commençaient leur vie ; ils n’avaient pas laissé d’économies derrière eux. Les femmes, elles, n’avaient pas été habituées à travailler ; les filles de la bourgeoisie étaient élevées pour se marier et avoir des enfants. Toutes ces femmes ont essayé d’avoir des petits métiers qui rapportaient un peu d’argent, car il fallait bien vivre. La vie n’était pas facile. [...] Beaucoup de nos amis étaient orphelins. Nous habitions la campagne, il n’y avait rien. Néanmoins, j’ai un souvenir très heureux de mon enfance. [...]  

    ***

    Nous avons donc vécu jusqu’en 1920 chez mes grands-parents avec une de mes tantes (dont le mari était aussi à la guerre) et sa fille.[...] 

    La maison était parfaitement inconfortable, ce qui n’avait rien d’extraordinaire à l’époque. Il n’y avait pas d’eau courante : l’eau était dans la cour et il fallait la pomper. Il n’y avait pas de baignoire mais des tubs. Nous disposions de tables de toilettes avec une cuvette et un broc d’eau. D’une manière générale, à cette époque, on se lavait peu. Les toilettes étaient dans la maison, ce qui était bien le seul confort !

    Pas question de téléphone, ça n’existait pas. Les campagnes n’étaient pas électrifiées à l’époque, il n’y avait donc pas d’électricité dans la maison. Nous avions des lampes à pétrole que nous transportions souvent d’une pièce à l’autre et le soir, chacun prenait sa lampe Pigeon pour monter dans sa chambre. Il y avait un gros poêle dans le vestibule qui était censé chauffer toute la maison et qui ne chauffait en réalité qu’autour du poêle ; partout ailleurs, nous avions froid…

    La maison était régie par une grand-mère adorable qu’on appelait Bonne-maman. Il y avait une bonne, bien qu’il y ait eu peu d’argent. [...] 

    Une pièce nous était réservée ; on l’appelait le petit salon. Nous y jouions les jours de pluie. Il y avait là un vieux canapé que notre imagination avait transformé en bateau : nous partions en voyage en nous racontant des histoires, sans avoir jamais vu la mer.

    Le soir, la nuit arrivait doucement et nous plongeait dans la pénombre. Nous adorions ce moment où, petit à petit, tout disparaissait dans l’ombre, car on n’allumait les lampes (qui éclairaient fort peu) que lorsque la nuit était vraiment là. Devant la cheminée de notre petit salon, nous nous regroupions tous les quatre autour de la vieille Marie-Louise qui nous racontait des histoires. C’était magique, envoûtant ! Une douce somnolence nous gagnait. Quel bonheur !

    Il y avait aussi les malles du grenier. Elles contenaient les robes de bal d’autrefois de ma grand-mère et de mes tantes, robes d’avant-guerre faites dans des tissus merveilleux. Nous nous habillions avec et nous imaginions des visites de « dames » en imitant les grandes personnes !

    Nos jeux d’enfants étaient pleins d’imagination. Une grande terrasse à colonnades bordait la maison. Sur celle-ci, nous avions disposé des assiettes en terre. Nous allions chercher des têtards dans une petite mare à côté et nous les mettions dans la première assiette. Quand ils prenaient leurs membres arrière, nous les passions dans une deuxième assiette. Quand ils prenaient leurs membres avant, nous les transférions dans la troisième assiette et, dans la quatrième, c’était des grenouilles. Nous étions ravis ! Mais, très vite, hélas, elles partaient.

    Nous étions tout le temps dehors, été comme hiver, et pas plus habillés l’hiver que l’été. Même par temps de neige, nous avions les jambes nues et les avant-bras également. Nous portions des chaussettes et des jupons tricotés en grosse laine. Nous n’avions pas froid. D’ailleurs, j’ai été élevée dans le froid et je n’ai jamais froid. Nous n’étions pas malades parce qu’il n’y avait pas de médecin. Quand nous toussions, on nous mettait des cataplasmes.

    Élevés à la dure, nous avions tous une santé solide. Parfois, nous tombions et nous écorchions les genoux ou les bras. Nous pleurions un peu et partions à la recherche d'une grande personne qui disait (sans avoir regardé) : « Ce n’est rien. Viens !» Elle soufflait un peu sur la blessure et on n’avait plus mal. Du moins, en était-on persuadés ! Pas question de soins. Et maintenant, pour la même chose : pleurs, cajoleries, pansements et même cadeau de consolation. Ah ! La vie a bien changé ! On apprenait le courage et la résistance sans savoir qu’il faudrait les utiliser vingt ans plus tard. Le maître mot était « Il faut réagir ». [...] 

    Malgré la guerre, la nourriture était bonne. Nous allions acheter ce que les paysans voisins produisaient. Les vendanges m’impressionnaient ; les hommes montaient dans un tombereau et foulaient le raisin pieds nus… Naturellement, ma sœur Monique demandait s’ils s’étaient lavés les pieds avant… La maison était à un kilomètre du village. Nous n’avions pas de contact avec le village si ce n’est pour la messe du dimanche ou quand on nous envoyait acheter le pain. C’était de grosses couronnes avec une croûte épaisse si bonne ! Chez le boulanger, nous prenions nos couronnes et, pendant que nous descendions le chemin jusqu’à la maison, nous en mangions tout le tour croustillant ! Quand nous arrivions, nous étions bien ennuyés car nous pensions que nous allions nous faire gronder. Heureusement, il y avait une fenêtre de la cuisine qui donnait sur la route. Alors, nous tapions à la fenêtre. La cuisinière (qui était aussi femme de chambre et faisait tout dans la maison) ouvrait et prenait les couronnes en disant : « Allez, je vais arranger ça » et elle faisait en sorte que ça ne se voit pas trop. Tous les jours, ça recommençait. Je me souviens, c’était bon ! [...] 

    Dans la vie quotidienne, nous ne nous rendions pas compte que c’était la guerre ; nous étions trop petits et probablement également, nous étions préservés. Néanmoins, je me souviens très bien de l’armistice de 1918 : les cloches sonnaient et nous sommes sortis sur la route qui longeait la maison. Les gens étaient tous dehors, très heureux. Sauf ma mère bien sûr... Elle savait que notre père ne reviendrait pas. Depuis 1916, elle n’avait pas de nouvelles… [...] 

    Au moment de l’armistice, on a dû nous expliquer que notre père ne reviendrait pas. J’avais un an quand il est parti : pour moi, cet homme était un inconnu. Ma sœur avait deux ans et ne s’en souvenait pas non plus. Il était parti et faisait la guerre. Qu’il revienne ou pas ne changeait pas grand-chose pour nous : on n’a pas de sentiments pour quelqu’un qu’on ne connaît pas, même si c’est votre père. [...]