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De la débandade à la démobilisation

Début juin 40, notre compagnie a été bombardée. J’ai vu ce jour-là ce qu’était la guerre ! Des avions passaient de temps en temps, ils allaient assez vite, on ne pouvait pas trop prévoir s’ils allaient attaquer ou pas. Seul le bruit symptomatique de la bombe qui tombait nous l’indiquait : les avions ne lâchaient pas les bombes de très haut, ils plongeaient sur leur cible et lâchaient leur bombe au dernier moment, ce qu’on appelait un bombardement en piqué. Le lancer était ainsi plus précis. C’était des stukas de la marque Junkers. Une fois qu’on entendait leur bruit très caractéristique, on avait beau courir, on ne savait pas où la bombe allait tomber. Je n’ai pu en éviter une. Au moment où cette bombe est tombée, je remplaçais au standard un copain qui était téléphoniste de midi à deux heures. Il s’agissait d’établir les communications avec des fiches ; suivant les demandes, on mettait la fiche dans un trou ou un autre. Tout à coup, j’ai entendu le bruit du Stuka, et avant d’avoir le temps de réaliser ce qui se passait, je me suis retrouvé par terre au milieu des gravas. C’était instantané ! Je me rappelle qu’il y a eu deux explosions. Était-ce deux avions ou deux bombes ? Le standard était tombé. Les carreaux étaient cassés mais les murs étaient intacts. J’avais des égratignures mais rien de grave. Je me suis relevé et suis sorti. Dehors, j’ai vu un soldat avec toutes ses tripes à l’air. Tout le monde courait dans tous les sens, c’était le branle-bas. Comme j’étais simple soldat, je n’avais pas de responsabilité, pas d’initiative à prendre. Je me suis retrouvé dans une voiture avec quatre autres gars. Les blessés légers comme moi étaient envoyés dans un hôpital au sud de Paris, vers la porte de Choisy. On allait se faire soigner à l’arrière car les Allemands avançaient.

L’état-major s’est replié sur un domaine à Draveil pendant deux jours. Puis, les Allemands avançant toujours, nous avons dû nous replier à Orléans, une journée. Et ainsi de suite…. Nous déménagions presque tous les jours. L’état major était en voiture, et nous les simples soldats en autocar d’un confort très sommaire, avec notre barda. J’avais conservé mon petit appareil photo et j’ai pu prendre quatre ou cinq photos.

C’était la débandade. Il n’y avait pas vraiment de front. Quand les Allemands ont envahi la France, il y a eu des résistances de ça et là, quelques combats, beaucoup de prisonniers, mais il n’y a pas eu vraiment de tactique, ni une stratégie. L’état-major était en retard d’une guerre et pensait être à l’abri avec la ligne Maginot mais les Allemands sont passés à côté. Le sentiment des soldats un peu partout, c’est que l’état-major était en dessous de tout : « ils se sont trompés de guerre ». Il n’y avait plus aucun respect pour les chefs ni pour l’état-major parmi les soldats.

Tous les jours, notre unité reculait à mesure de l’avancée des Allemands. Il fallait constamment déménager, s’installer, repartir et se réinstaller… Tout au long de notre retraite, les officiers disparaissaient dans la nature, on ne savait pas où ils allaient, et on recueillait des bribes d’autres unités, trois ou quatre soldats qui ne savaient plus où aller. Les armées semblaient totalement désorganisées. De reculade en reculade, nous nous sommes retrouvés dans les Pyrénées, pas plus loin car après, c’était l’Espagne et Franco. Nous n’étions plus qu’une cinquantaine et il n’y avait plus d’officiers, juste quelques sous-officiers. Notre unité était devenue très hétéroclite, composée des rescapés d’autres unités récoltés dans la déroute. C’était la pagaille complète !

La défaite a été très brutale et très rapide. La France était très mal préparée, il y avait eu beaucoup de grèves, de discussions dans les usines. L’armistice de 1940 a été signé par Pétain et la guerre s’est arrêtée. Sur la route, nous n’avions pas de nouvelles. L’appel du 18 juin du Général de Gaulle, nous ne l’avons pas entendu et personne ne nous en a parlé. D’ailleurs, nous ne savions pas qui était de Gaulle, nous n’en avions jamais entendu parler seulement bien plus tard. Il n’y avait pas de radio. Dans l’armée, nous n’avions des nouvelles que par le canal officiel. Nous n’étions au courant de pratiquement rien.

Nous étions là dans les Pyrénées, dans la campagne près de Tarbes à Pouyastruc, sans savoir quoi faire. Nous étions seuls, entre nous, sans autre contact extérieur, toujours militaires, encore en uniformes plus ou moins corrects. Nous attendions les ordres et ne savions pas ce que le pays allait devenir, et nous avec. Allait-on être envoyés en Algérie, être démobilisés, prisonniers, etc. ? Nous ne savions rien et étions complètement perdus, « déroutés », c’était le cas de le dire. La plupart des hommes de troupe était des paysans qui ne pensaient qu’à une chose, c’était rentrer pour s’occuper de leurs moissons et de leurs bêtes.

Nous vivions dans un grand bâtiment qui avait dû être un ancien collège, un ancien centre pour délinquants ou une communauté religieuse. Il y avait de grandes salles avec des lits, et une grande bande de lavabos métalliques avec des robinets. C’était très sommaire. L’armée ne nous oubliait pas complètement puisque nous recevions de quoi manger : des boules de pain de cinq kilos et des boites de pâtés, de sardines ou de corned beef (maïs bouilli avec de la viande).

Nous ne savions pas trop quoi faire et nous occupions comme nous pouvions. Pour passer le temps, nous avons fait un peu de tourisme (Lourdes, les grottes de Bétharram…), et avons été nous embaucher trois ou quatre fois chez les paysans du coin qui ne demandaient pas mieux que d’avoir de la main d’œuvre : nous faisions les travaux des champs, les foins, la moisson, repiquage du maïs, fenaison,… ça nous occupait ! Il n’y avait pas de machine à l’époque, tout se faisait à la fourche et les bottes de moisson étaient assemblées à la main. Le service militaire m’avait obligé à me muscler un peu et je faisais mon maximum pour être comme les autres, mais j’étais dans les plus frêles. Chez les paysans, nous avions droit à un bon diner, de bonnes ratatouilles, les meilleures soupes aux choux de ma vie ! C’était formidable et ça changeait de l’ordinaire. C’est presque un bon souvenir ! C’était un moment très curieux : nous étions perdus puisque l’état-major avait disparu, nous ne savions pas ce que nous allions devenir, mais nous demeurions des soldats avec des restes d’uniformes et travaillions dans les champs, sous un beau soleil, en étant bien nourris. Mais nous attendions. Pendant tout mon service militaire, j’avais sur moi un tout petit appareil photo qui s’appelait le LJ lumière et qui pouvait faire huit photos en format de poche (toutes petites photos). Ce petit appareil m’a permis de prendre des photos pendant la déroute de 1940, tout le temps du recul de Chantilly aux Pyrénées.

Puis un jour, début octobre, l’ordre est arrivé de regagner nos foyers. On nous a distribués des Ausweis, laissez-passer pour rentrer chez nous. Tous les hommes autour de moi retournaient dans leurs champs, avec leurs bêtes. La France était occupée et tous les jeunes comme moi, voulaient retourner chez eux, ils étaient inquiets pour leur ferme. Nous étions démobilisés et avions le choix entre rejoindre les restants de l’armée aux ordres de Pétain ou rentrer chez nous. J’ai décidé de rentrer, car je me disais que le salut ne viendrait que des Anglais ou des Américains et que rester dans l’armée ne servait à rien, qu’il fallait attendre des jours meilleurs.

Le retour a duré trois jours. Tous les autobus de la STCRP (ancêtre de la RATP) s’étaient enfuis de Paris vers le midi à l’arrivée des Allemands. Avec l’armistice, ils devaient remonter à Paris pour reprendre le service et nous en avons profité. Nous avons fait d’abord un petit trajet en train en wagons de marchandises pour rejoindre les bus. C’étaient des bus avec une plate-forme à l’arrière et ils étaient quasi pleins. Les bus de l’époque n’allaient pas vite et nous avons fait des arrêts en route ; quand il y avait une rivière, nous nous arrêtions et allions nous tremper parce qu’il faisait très chaud. La nuit les plus débrouillards dormaient dans le bus. La première nuit, j’ai dormi sous le bus et la deuxième, dans le fossé dans l’herbe. Nous avions de quoi nous nourrir : des grosses boules de pain, des sardines, boites de « singe » (les conserves américaines de corned-beef). Quand le bus est arrivé à la ligne de démarcation entre la zone libre et occupée, un officier allemand est monté avec son ordonnance. Il était très jeune avec un uniforme rutilant, rasé de près, impeccable. Le contraste entre le vainqueur et les vaincus étaient saisissant ! Nous avions vraiment honte ! Il faut dire qu’on ne pouvait faire autrement avec les conditions des dernières semaines et du voyage retour en bus. C’était lamentable ! Nous n’étions pas lavés, ni rasés. Nous avions dû enlever tous les signes militaires qu’il y avait sur nos uniformes et il n’y avait plus de boutons sur nos vestes. Nous étions démobilisés, nous n’avions plus le droit d’être militaires. L’Allemand a demandé les papiers, les a vérifiés, et est ressorti sans rien dire de plus.