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  • Le temps suspendu

    Plus de jour depuis plusieurs jours, plus d’heures dans la journée, plus de verbes conjugués, le temps comme suspendu depuis son départ vers d’autres cieux.

    Des temps partagés si étranges et forts,

    L’émotion douloureuse de la nouvelle qui clôt une page de notre vie, le silence de la chambre d’hôpital et les visages de circonstances du personnel attentionné

    Les yeux rougis des uns le matin, la nausée des autres, mais la douceur du cocon familial. L’action pour réconfort, ces moments très forts d’amour fraternel, ces préparatifs multiples qui font oublier la douleur qui nous réunit.

    L’image de son visage de gisant dormant, une esquisse de sourire au coin des lèvres, sa chemise rendue trop grande par la maladie et ses belles longues mains croisées sur le chapelet.

    Les hommes gris sans sourire qui s’activent silencieusement en un ballet bien réglé, l’adieu au visage.

    Les émotions qui se bousculent sur le parvis de l’église, les amis, les cousins chéris, la famille, les inconnus qui le connaissaient, moments forts de partages avec chacun, témoignages magnifiques sur l’homme qu’il était.

    La cérémonie autour de lui, les prières réconfortantes, les mots gentils, les larmes de ses petites-filles, les dessins des petits posés sur le cercueil qui descend solennellement, les fleurs pour le garder avec nous encore quelques jours, les fleurs pour nous rappeler que c’était son heure.

    Les souvenirs que l’on tricote ensemble autour de la table, la nausée qui s’estompe, les larmes qui s’assèchent petit à petit,

    Tout cet amour pendant quelques jours, tout cet amour et la présence réconfortante de ceux qu’on aime, ribambelle fleurie qui égaye la vie,

    Et la vie qui continue et nous reprend,

    Le temps atterrit vers un mardi.

  • Premier départ

    Mardi 6 mars

    Il a quitté sa maison qu’il avait mis tant d’années et d’amour à rénover, 

    Il a quitté ses meubles qu’avec son épouse il avait eu plaisir à chiner,

    Il a quitté ses objets aimés et toutes ces images qui ont illustré sa vie

    Il a quitté cette campagne à perte de vue qu’avec sa femme il avait choisie

    Il a quitté ses éoliennes contre lesquelles  il s’était tant battu

    Il a quitté son indépendance précieuse pour un séjour palliatif avant le grand départ vers des cieux inconnus.

  • A vendredi ?

    Ce moment émouvant où je t’embrasse sans savoir si je te reverrai la semaine prochaine, 

    C’est long une semaine quand on ne sait plus combien de jours ou de semaines on va pouvoir encore compter,
    C’est court une heure quand on a encore tant à se dire,

    Chambouler présent et avenir, vivre l’incertitude mais la certitude d’être là où l’on doit,
    Profiter encore un jour, une heure, un instant, 
    Le sentiment d’inachevé, l’urgence de prendre encore un peu de cette tendresse irremplaçable, une caresse sur la main, un regard, un baiser, un mot, 
    Plus de phrases, plus d’emphase, l’écoute, l’essentiel, l’important, les souhaits,

    La maladie qui arrête prématurément les vies, la dépendance et sa valse du médical qui casse le charme des partages, rythme les journées comme seul repère, baromètre du moral de tous, 
    La dépendance de l’indépendant, l’impensable, la stupeur, l’inconnu, 

    La grâce de ces moments où l’on est juste bien ensemble, moments réinventés de partage en famille autour d’un lit, bonheur volé surprenant où s’efface l’idée de cette minute terrible où une page de notre histoire familiale se tournera, 

    Les émotions qui vont et viennent, comme le soleil qui succède à la pluie dansant derrière ta fenêtre, les mouchoirs, le sel au bord des lunettes, les bras comme autant de mètres d’amour pour s’entourer les uns, les autres,

    Les paupières lourdes qui se ferment doucement en pleine discussion, le silence respectueux qui s’installe, l’observation du souffle, l’inquiétude du sommeil, l’incohérence du réveil,

    L’insouciance heureuse des enfants qui rigolent et courent et nous remettent dans la vie, la dent qui bouge de l’un, le sourire édenté et chocolaté de l’autre, le soutien affectif des plus grands,

    La musique pour apaiser l’esprit, la prière pour soutenir l’âme et réchauffer le cœur,

    Le froid de la nuit qui interroge sur les priorités qu’on se donne, sur la réalité de nos vies trépidantes pour quelle place pour ceux que l’on Aime, 

    Le temps déjà passé, le temps dépassé, le temps qui ne peut s’acheter, le temps qui nous trahit tous,

    "Au revoir ma chérie" tes mots qui résonnent en moi,
    A vendredi Papa, s’il plait à Dieu de te laisser encore jusque-là.

  • Fièvre

    Bouclette ne dort plus. Elle ouvre les yeux. C’est encore la pénombre. Une lumière diffuse filtre sous la porte de la chambre. Est-ce le soir ou le matin ? Ses yeux fixent le plafond, intrigués. Une petite bulle y est accrochée.

    Elle fronce les yeux pour mieux voir le phénomène, mais, plus elle veut comprendre ce qu’elle voit, plus la bulle grossit, s’étend, puis se multiplie. Les petites bulles clignotent telles des illuminations de Noël pour s’éteindre aussi vite qu’elles sont apparues et réapparaître un peu plus loin, toujours plus nombreuses, toujours plus imposantes.

    Bouclette se dit qu'elle doit rêver. Oui, sûrement. Apeurée par ces bulles qui s’étendent bientôt sur une partie du plafond et du mur, elle tourne la tête vers la fenêtre, espérant échapper à cette vision devenue angoissante. Mais bientôt, plafond et murs sont maculés de bulles… Bouclette tremble ; elle a chaud, très chaud. Trop chaud. C’est sûr, elle ne dort plus.

    Les bulles ont envahi l’espace, son espace, son lit, Bouclette. La voilà emportée par une bulle plus grosse que les autres. Elle est prisonnière. La bulle se met à rouler sur un chemin étroit. Bouclette est ballottée, tête en haut, tête en bas, à droite, à gauche… Elle est essorée comme dans une machine à laver le linge. Sa tête tourne ; elle a mal au cœur. La bulle roule sur un chemin sans fin et rien ne semble plus pouvoir l’arrêter…

    Bouclette voudrait bien que ce ne soit qu’un rêve. Sa salive ne descend plus dans sa gorge, tant ses amygdales sont serrées et douloureuses. Du haut de ses dix ans, elle sait bien ce qui se passe. Elle a de la fièvre et une angine, encore une fois. 

  • Méprise

    Minuit, la cité est calme. Me voici enfin de retour à la maison, la journée a été longue !

    Ce mercredi a commencé sur les chapeaux de roue, sous un beau soleil printanier ; c’est même grâce à lui que je me suis éveillé car, tout étourdi que je suis, j’avais oublié de mettre le réveil. A peine le temps d’avaler un café et de sauter dans mon pantalon que j’avais déjà fermé la porte à clef et dévalé quatre à quatre les escaliers.

    Dans l’entrée, j’ai été stoppé net par André, mon voisin du second, la cinquantaine dynamique, un prof de collège comme on n’en fait plus.

    Ce matin, il a l’air soucieux.

    -     Salut Franck ! Tu sais quoi ? Madame Rodrigo, la voisine du premier, elle a été cambriolée hier soir. Une petite mamie, gentille comme tout, qui compte scrupuleusement ses sous pour boucler ses fins de mois ! Si c’est pas une honte, ça !

    -     C’est pas vrai !!! et elle était chez elle quand ça s’est passé ?

    -     Oui, mais heureusement pour elle, elle dormait ! Et elle est sourde comme un pot, la pauvre !

    André semblait tout retourné, remonté contre la société, contre les politiques qui parlent beaucoup et ne font rien comme toujours ! Il est surtout en colère contre ces parents qui n’éduquent plus leurs enfants et comptent sur l’école pour le faire à leur place. André, il les connaît bien tous ces petits imbéciles qui jouent les caïds au lieu de venir user leur jogging sur les chaises bringuebalantes du collège !

    S’attaquer à une petite mamie ! Où va une société qui ne respecte même pas ses vieux, c’est le début de la fin !

    André est un homme sympathique mais terriblement bavard ! C’est mon voisin du dessous. Lors de mon emménagement, j’avais à peine tourné la clef dans la serrure qu’il était déjà là pour me proposer son aide. Il est comme ça, André : le cœur sur la main. C’est le genre d’homme qui sait tout sur tout et prend plaisir à régler les problèmes des autres, le tout avec une langue bien pendue… Il devrait faire de la politique !

    Ce matin, il est bien remonté ! Tout y passe : l’inefficacité de la police, le désengagement de la mairie, le laisser-aller de toute une société… J’ouvre la bouche pour parler mais il ne m’en laisse pas le temps. Il m’explique qu’il faut trouver une solution à ces problèmes d’insécurité car le week-end dernier, les Brimont se sont fait voler les quatre roues de leur véhicule, et il y a une semaine, Fred, le voisin du dernier étage, a croisé un gars louche dans les caves…

    Je l’interromps car l’heure passe et mon chef va s’impatienter ! André me dit qu’ils feraient bien de prendre exemple sur moi tous ces jeunes qui se laissent vivre et ne savent rien faire et qui….

    Tandis qu’il continue sa démonstration, je m’éloigne petit à petit en lui faisant un signe de main pour lui montrer que je ne l’écoute plus.

    Il me lance, avant que la porte ne se referme complètement sur moi : « Moi, en tout cas, s’il y en a un qui essaie de venir chez moi, il va se faire recevoir ! Je t’ai déjà dit que je chassais à l’occasion ? Figure-toi que mon beau-frère a une ferme dans le Berri et…. ».

    La porte s’est fermée et je lui fais un signe d’excuse en lui désignant du doigt ma montre. Il me répond mais la porte retient ses mots.

    Ouf, du silence ! Je me sens bien loin de tous ces problèmes. L’insécurité, les cambriolages, ce sont des angoisses de vieux. Chez moi, il n’y a pas grand-chose à prendre ; quelques CD, un vieux PC récupéré au boulot…

    *

    Ce soir cependant, en arrivant près de la porte, je repense à notre conversation du matin. Peut-être est-ce l’heure tardive qui me laisse cet étrange sentiment de malaise ou le film de suspens que je viens d’aller voir avec des amis ? A moins que je n’aie encore oublié ma tête quelque part, comme cette chaussette qui m’a fait défaut toute la journée… La porte de l’immeuble se referme lourdement sur moi dans un grincement glaçant. L’ascenseur est en panne et les escaliers toujours aussi mal éclairés !

    Je devrais peut-être me méfier moi aussi ? Les voyous ne s’attaquent pas qu’aux vieux. Il a raison André, nous sommes tous concernés par ces histoires d’insécurité.

    Le stress monte en moi. Moi qui n’ai jamais peur de rien, voilà que la fatigue aidant, j’ai les idées sombres. Une ombre passe… je suis suivi ? Je hâte le pas. J’ai le souffle court. Un bruit métallique me fige à mi-palier. Toujours ce même  pressentiment... Je fais volte-face d’un coup, poings serrés, prêt à défendre chèrement ma vie. Personne !... sinon ma propre ombre sur le mur.

    Je respire un grand coup pour reprendre mes esprits. Encore quelques marches, vite mes clefs pour rentrer chez moi. Je fouille mes poches, une fois, deux fois. Rien, sauf un trou dans la doublure de ma veste. C’était donc ça le bruit métallique ! Quel idiot ! Je redescends quelques marches. Ouf, les voici ! Demi-tour, je reprends mon ascension. Assez d’angoisses pour ce soir ! Allez, encore un étage. Je ne sais plus où j’en suis avec tout ça !

    Un coup d’œil à droite, à gauche : personne sur le palier. Je mets la clef dans la serrure et commence machinalement à pousser la porte de l’épaule. Mais la clef n’entre pas en entier. Je la ressors et l’introduis à nouveau d’un coup sec. Ca ne rentre pas. Que se passe-t-il ? Ma serrure a-t-elle été forcée dans la journée ? Diable d’André ! Il m’en aura donné des sueurs froides avec ses histoires !

    Je sors à nouveau la clef et la vérifie. C’est pourtant la bonne. Je souffle dessus pour enlever la poussière et retente d’ouvrir. Rien à faire ! Je m’énerve et tente de forcer la clef une nouvelle fois avec rage, quand je suis arrêté net par des bruits suspects, des bruits qui proviennent de mon appartement…

    L’angoisse m’étreint à nouveau. Quelle poisse ! Un intrus chez moi ! Je colle mon oreille à la porte : il y a des bruits tout proches, là, juste derrière. Mon cœur bât la chamade. Il y a quelqu’un, je le sais, je le sens.

    Prévenir la police ou un voisin ? Un discret cliquetis de serrure m’indique que je n’en ai pas le temps. Je serre fort mon poing et ma mâchoire se contracte. Je concentre toutes mes forces dans mon bras en suspension face à la porte. Qu’il ouvre ce bandit, s’il ose !

    L’immeuble est silencieux et semble retenir son souffle. Le temps est comme suspendu à cette porte.

    Un grincement de gonds… Une seconde interminable. La porte qui s’entrouvre timidement, lentement. Une éternité. Puis soudain, une ombre imposante devant moi. En une fraction de seconde, ma peur a détendu avec une force inouïe mon bras armé d’un poing devenu dur comme fer. La chaleur d’un corps au bout de mes doigts et la douleur de ma main écrasée m’indiquent que je l’ai touché !

    L’individu vacille et son bras, étrangement long, répond à mon coup par une étincelle immédiate et percutante qui achève de me nouer le ventre et déchire mon abdomen d’une piqûre foudroyante.

    *

    Un voile blanc, une sensation de légèreté. Ca y est, je dors ! Tête en l’air comme je suis, j’ai confondu le paillasson avec mon lit. Ma mère me l’avait bien dit : « étourdi !!! Un jour, ça te jouera des tours, fais donc un peu attention ! ».

    La voix d’André me parvient, lointaine : « Franck ! C’est pas vrai ! Franck ! Mais qu’est-ce que tu faisais devant chez moi ! Avec ces histoires, j’ai cru qu’on forçait ma serrure ! Pourquoi tu ne m’as pas dit que c’était toi ! Franck ! Réponds ! Fraaaannnnnccccckkkkkkk…..! Qu’est-ce que j’ai fait !!!!..........».

    Puis, un silence de mort…

    Sacré André ! Il avait raison lui aussi, il y a un vrai problème d’insécurité dans cet immeuble. 

  • SON pape

    Ana m’accueille toujours avec la même gentillesse. Dans la petite entrée, une étagère avec quelques gâteaux et bonbons en attente pour le facteur ou les enfants du quartier. « Vous savez j’adore les enfants. Et je ne me sens jamais seule chez moi parce que ma maison donne sur la rue. Je vois les petits aller et venir de l’école et parfois, je leur jette des bonbons. Ils sont gentils !»

    Son intérieur est chaleureux et soigné, mais suranné et défraîchi. Sur le haut du canapé, confortablement installés, plusieurs peluches et deux poupées, nous observent l’air légèrement penché. La télévision se dresse face aux fauteuils en bonne position au milieu du salon. Au pied de l’écran, des bouilles encadrées d’enfants sourient aux visiteurs. Sur le mur, à côté des casseroles de cuivre qui tintent quand on les frôle, une étagère de souvenirs et bibelots semblant provenir des quatre coins du monde invite instantanément au voyage et ajoute à l’esprit bon enfant de la pièce. Tous ces objets semblent avoir été disposés avec grande précision et pas un gramme de poussière ne les voile.    

    « Asseyez-vous », dit-elle en restant debout, agrippée à sa canne.  « Je ne veux pas m’asseoir car j’ai du mal à me relever ensuite. C'est à cause d'un accident que j'ai eu il y a des années, une voiture qui m’a renversée. J’ai mis des mois à m’en remettre. Regardez ! ». Et Ana soulève un coin de sa blouse Blanche Porte à pois bleus et me dévoile sa large cuisse sur laquelle une cicatrice de 40 cm trace une médiatrice sur la cellulite, du dessus du genou jusqu’au bassin.

    « Vous devez avoir chaud par ce temps ? me dit-elle. Un verre d’eau ? ». Sur la table sur laquelle elle a fait de la place en poussant ordonnances et médicaments, trônent un verre et une bouteille d’eau fraîche. Tout est prêt ! « Buvez ! » Son ton ne souffre pas de contradiction.  

    Sur un coin du buffet, une pile de courriers commerciaux vendant à peu près tout attend d’être traitée : de la Blanche Porte à 30 millions d’amis, du club du livre aux collections numismates de Liriade, des sociétés de vente qui vous promettent des millions aux bienfaits des produits probiotiques en passant par les pierres miraculeuses apportant le bonheur... Chaque courrier est soigneusement daté à son jour de réception et les mots ou phrases importantes sont surlignés au marqueur jaune : « Je sais chère Ana que vous avez eu une vie difficile, les astres me l’ont dit. C’est pourquoi je vous écris aujourd’hui ! Maintenant, vous avez droit au bonheur !…. Et blablabla… ».

    Ana me regarde et ajoute aussitôt sur le ton de la confidence, en posant sa main sur mon poignet pour que je sois attentive : « vous voulez que je vous dise ? mon porte- bonheur, c’est MON pape ». De la poche de sa blouse, elle tire alors avec beaucoup de délicatesse une boite en plastique transparente et ronde dans laquelle se trouve une pièce. « c’est MON pape ! lance-t-elle fièrement. Jean-Paul II. Je le garde toujours sur moi, il me protège ». Et elle serre la pièce contre son coeur.

    « Vous savez, on n’a pas eu une enfance facile. Nos parents étaient partis en France pour travailler. J’étais restée au pays chez ma grand-mère avec mes frères et sœurs, il faisait très froid là-bas l'hiver. Mon frère aîné lui, était chez un oncle. Il était élevé à la dure, n’avait pas toujours à manger et dormait dans la niche du chien, dehors. C’est pas correct de traiter des enfants comme ça, non ? Je ne l’ai pas revu mon frère, il est mort à 11 ans... De maltraitance ! Comme on voit à la télé… Alors, moi, je ne peux pas comprendre. Comment peut-on faire ça à des enfants ?

    Plus tard, nous avons rejoint mes parents en France. Moman travaillait pour le directeur des PTT locales et parfois c’était notre père qui nous gardait. Mais mon père, il faisait des choses pas bien. Quand Moman travaillait, il invitait des amis à passer la soirée avec lui. C’était un prétexte pour avoir des témoins crédibles pour le dédouaner car pendant ce temps, il se passait des choses. Il a essayé avec moi mais je n’étais pas d’accord et je ne me laissais pas faire, alors il a embêté ma petite sœur. Il lui disait : « viens faire pipi avant de te coucher ». J’avertissais ma sœur de ne pas y aller, mais elle était trop naïve et elle obéissait. Et il lui faisait des choses, et ça s’est passé plusieurs fois !  Alors, un jour, j’ai tout raconté à Moman et je lui ai dit : « si tu le fais pas partir, c’est moi qui partirai !». Et elle l’a fait partir. »

    Et en disant ça, Ana s’éloigne de son pas chaloupé. Elle revient quelques instants plus tard, l’air tout joyeux, comme si elle avait déjà oublié ce qu’elle venait de me confier : « Vous avez vu mon nouveau bébé ? Il est beau, hein ? ». Et dans ses bras, tel l’enfant Jésus, elle berce avec fierté et tendresse une poupée qui a tout du nouveau-né. La copie est d’un réalisme impressionnant. « N’est-ce pas qu’on dirait un vrai ?  C’est Petit Amour. ». Et après quelques câlins - peut-être pour adoucir à défaut d'oublier la cruauté de ce qu'elle venait de me raconter - Petit Amour s’en va rejoindre les autres baigneurs sur le haut du canapé.

    Comme à chaque fin de rendez-vous, tous les sujets d'actualité sont évoqués pour me garder encore cinq minutes supplémentaires, jusqu’à que vienne le « au revoir, je vous regarde par la fenêtre », qui marque le dernier rituel. Et Ana est là, comme à chaque départ, derrière sa fenêtre à me dire au revoir d’un long signe de la main jusqu’à ce que j’aie tourné la rue.

    ***

    Hélas le jour est venu où la maison resta muette et les volets clos ; Ana n'était pas au rendez-vous. Un appel de la famille m’informa plus tard qu’Ana nous avait quittés. J'allai les aider à liquider quelques démarches et pénétrai dans ce lieu qui m'était devenu si familier et accueillant après deux années de visites. Mais ce n’était déjà plus la maison d’Ana. Plus de gâteaux ni bonbons à l’entrée, un canapé vidé de ses occupants et l’étagère de ces bibelots : la maison avait perdu son âme.

    Sur la table dans un carton s’entassait pêle-mêle tout un tas d’objets. « On a dû faire un de ces ménages ! Tenez, tout ça, c’est bon pour la poubelle. Mais si vous voulez quelque chose, servez-vous ! ». J’aperçus quelques pièces de collections que je proposai de donner à une autre dame collectionneuse, en remerciant la famille qui ne semblait pas s’émouvoir le moins du monde du sort de ces objets insignifiants. Parmi ces quelques pièces, une plus grande attira mon regard, comme un signe.... Au milieu des détritus, elle semblait dire "sauve-moi ! Je la pris au creux de ma main. ". C'était « SON » Pape ! Ce Pape qu’Ana ne quittait plus jamais et qu’elle a sûrement rejoint à présent...

  • Oscar l'Alsacien

    Calé au fond de son fauteuil roulant, Oscar se balance d’avant en arrière par légères pressions des pieds sur le sol. Sa femme s’exaspère de ce mouvement incessant mais il n’écoute pas. Du haut de ses 90 ans, il parait détaché de toute contrainte ici-bas. Pourtant le poids des années semble tant peser sur sa tête qu’elle penche d’un côté, puis de l’autre. D’une voix lente et posée, il commence son récit ponctué par le grincement du fauteuil.

    « Au début de la guerre, j’ai été mobilisé par l’armée française comme tous les jeunes de mon âge. Au bout de quelques semaines, l’armée française a été mise en déroute. Nous étions encerclés par les allemands, et comme beaucoup d’autres, j’ai été fait prisonnier. Quand les allemands ont su que j’étais alsacien, ils se sont exclamés « mais vous êtes allemand ! ». Suivant cette logique, ils m’ont libéré et renvoyé dans mes foyers. Mais la guerre n’était pas finie. Le revers de la médaille vint quelques mois plus tard quand les allemands ont eu besoin de nouveaux soldats pour aller se battre sur le front russe. Comme moi, de nombreux alsaciens ont été enrôlés de force. Nous n’avions pas le choix sauf à mettre notre famille entière en péril. Je me suis donc plié à leurs exigences et suis parti combattre sur le front russe sous l’uniforme allemand. Mais cette guerre n'était pas la mienne et je me battai mollement, évitant au maximum les combats. Tout alsacien que j'étais, je ne me sentais pas allemand ! J’ai à nouveau été fait prisonnier mais par les anglais cette fois-ci.

    La fin de la guerre approchait. Lors du débarquement, il fallait des soldats en nombre. Les anglais m’ont alors dit : « Vous êtes alsacien ? Vous êtes donc français et non allemand ! Vous allez combattre à nos côtés. » J’ai donc été libéré…. pour finir la guerre en tant que « français ». Mais comme les anglais n’avaient pas d’uniforme français à me donner, j’ai dû porter un uniforme anglais.

    C'est peu banal mais j’ai fait la guerre sous trois uniformes ! ». Une lueur espiègle s'alluma dans ses yeux à cette évocation, puis un sourire amusé.

    Sa femme l’avait écouté avec beaucoup d’attention, sans l'interrompre. La voix vacillante d’émotion, elle conclut : « tu ne m’as jamais raconté ça ! ».

    Deux jours après, Oscar l’alsacien s’éteignait, comme si ce dernier récit inédit venait clôturer une vie bien remplie.  

  • Tes papiers sont faux ! Qui es-tu ?

    Mon père avait reçu une convocation en 41. Il s'y est rendu et a été arrêté. On ne savait pas encore à ce moment-là ; il ne s’est pas méfié. Il avait environ 39 ans. C’était une des premières rafles et, au début, ils ne prenaient que les hommes.  A la fin de la guerre, j’ai croisé une de mes connaissances qui m’a dit qu’il avait été prisonnier avec mon père. Après son arrestation, mon père avait été envoyé en Pologne. Tous venaient d’être libérés par les russes ; mon père, tout comme lui, allait rentrer ! Hélas, il n’est jamais arrivé.

    Ma mère l’a attendu tous les jours, elle a beaucoup pleuré de ne pas le voir arriver. Nous ne savions pas ce qui lui était arrivé. Longtemps après, la famille a voulu savoir ce qu’il était devenu. Nous avons été consulter les registres que les allemands tenaient à jour et où tout ce qui se passait était méthodiquement répertorié. C’est ainsi que nous avons appris que mon père avait bien été prisonnier mais qu’il avait été libéré par les russes avant d'être déplacé. Il avait survécu toutes ces années. Malheureusement, ils ont fait faire une longue marche aux anciens prisonniers et mon père, trop fatigué, est mort d’une fièvre et d’épuisement. Mais il était libre !

    Pendant la guerre, nous nous cachions à Paris avec ma mère et ma sœur. Nous avions dans l’immeuble un officier de police qui nous aidait et surtout qui nous prévenait quand il y allait avoir une rafle. Nous allions nous cacher. Cet homme nous a fourni de faux-papiers. Il avait francisé notre nom en changeant deux lettres. J’avais environ 15 ans et je travaillais un peu avec ma sœur.

    Un matin, dans le métro, j’ai vu arriver des hommes qui contrôlaient et interrogeaient les jeunes gens. J’ai ordonné à ma sœur de filer rapidement et de rentrer à la maison. Elle a pu s’enfuir mais pas moi. De loin, elle a assisté à mon arrestation. Très vite, les hommes m’ont dit que ma carte d’identité était fausse. Avec d’autres jeunes arrêtés comme moi, ils nous ont mis dans une camionnette. Les autres jeunes n’avaient pas l’air inquiet.

    Un des hommes qui m’avait arrêté est venu me voir à plusieurs reprises. Il me disait à chaque fois « ta carte est une fausse. Tu es qui ? Tu fais du marché noir ? Tu es juif ? Ce n’est pas ton vrai nom ? Comment tu t’appelles ? Pourquoi tu n'es pas au collège à cette heure ? ». Je lui répondais invariablement à chaque fois qu’il n’avait pas à me demander mon nom puisqu’ il le connaissait ; il était inscrit sur mes papiers qu’il avait en sa possession. Il me répétait alors que c’était des faux et je lui assurais que non. Il me redemandait inlassablement ce que je faisais et m'invitait à réfléchir encore. Il ajoutait qu’il savait que ma vie en dépendait et qu’il avait un fils de mon âge. Puis il repartait voir ses comparses. Il ne parlait pas aux autres jeunes, seulement à moi. 

    Au bout d’un moment, l’homme m’a dit : « on est bientôt arrivés, réfléchis bien, c’est ta dernière chance ! ». J’avais beau réfléchir, la situation me semblait inextricable : si j’avouais, je risquais gros et peut-être de mourir et si je n’avouais pas, semblable sort pouvait également m’attendre. J’étais mort dans tous les cas. Il n’y avait pas d’issue.

    Soudain l’homme est revenu vers voir et m’a chuchoté : « je t’ouvre le loquet. Au prochain arrêt, tu ouvres la porte, tu sautes du camion et tu files le plus vite possible ». J’étais pétrifié. Que devais-je faire ? Si je sautais, ils me tireraient sûrement dans le dos ? C’était peut-être un piège. Comment savoir si je pouvais lui faire confiance. Mais comme il avait plusieurs fois fait référence à son fils du même âge en me disant qu’il n’aurait pas voulu que son fils soit à ma place en ce moment, je décidais de me fier à mon instinct. Mort pour mort, il fallait essayer ! Je n’avais plus rien à perdre.

    Le camion a ralenti et je me suis dirigé discrètement vers la porte. Personne ne semblait faire attention à moi, les autres jeunes discutaient. A l'arrêt complet du véhicule, je poussai la porte qui s'ouvrit alors, j’en étais presque étonné. J'ai sauté et me suis mis à courir comme jamais… J’étais persuadé que j’allais recevoir une balle dans le dos… Il me semblait à chaque mouvement la sentir déjà pénétrer en moi.

    Dès que j’apercevais une porte cochère ouverte, je m’y glissai pour reprendre ma respiration et, après avoir sommairement vérifié les environs, je reprenais ma folle course à travers les rues de Paris qu’heureusement je connaissais très bien.

    Quand je suis arrivé chez moi, ma sœur était rentrée depuis longtemps et la nouvelle de mon arrestation avait terrassé tout le monde. Ma mère était désespérée, elle avait déjà perdu son mari…. J’ai été accueilli avec des torrents de larmes.

    Je n'oublierai jamais cet homme qui m’a laissé partir. Il m'a certainement sauvé la vie. Dans une époque où on ne pouvait faire confiance en personne, j'ai eu une chance inouïe de croiser sa route. Sans nul doute, c'était un homme bon.